couverture livre JM Servet

Commentaires sur “L’économie comportementale en question” de Jean-Michel Servet

 

couverture livre JM Servet

 

Je suis tombé il y a peu sur l’ouvrage « L’économie comportementale en question » de Jean-Michel Servet, paru en avril 2018. Domaine à la mode pour certains, révolutionnaire pour d’autres, je me le suis procuré pour découvrir les arguments de l’un des seuls auteurs francophones sur le sujet et en faire une « rapide » évaluation critique.

 

 

 

Avant d’entamer le voyage, si vous souhaitez un petit rappel sur l’économie comportementale, vous pouvez consulter deux de mes précédents articles :

Sur les nudges : http://cabinet-analytica.fr/les-nudges-quest-ce-que-cest/

Sur l’économie comportementale de manière générale : http://cabinet-analytica.fr/prix-nobel-2017-quest-leconomie-comportementale/

 

Photo de Jean-Michel Servet

Jean-Michel Servet

Pour situer l’auteur, Jean-Michel Servet est un économiste spécialiste du développement, ancien chercheur à l’Institut Universitaire d’Études du Développement de Genève et enseignant dans des structures Françaises et Suisse. Pour plus d’informations sur ce monsieur : http://graduateinstitute.ch/fr/annuary/_/people/servet

 

Pour aller droit au but, les principales critiques que JM Servet adresse à l’économie comportementale tiennent en quatre points :

 

  •  L’avènement de son hégémonie dans le domaine des sciences économiques, en termes de concept, d’accaparement des fonds et de recrutement,
  • La faiblesse des démarches expérimentales de type RCT (Randomized Controlled Trials)1 pour une discipline qui se veut empirique, historique, et qualitative,
  • en découlant, le manque de contextualisation des économistes comportementalistes de leurs résultats et de leur découvertes, avec notamment une trop forte propension à insister sur la p-value plutôt que sur la taille de l’effet,
  • l’utilisation des recherches en économie comportementale pour la promotion de mesures néolibérales.

 

 

QUELLE ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE ?

Quelques commentaires donc, aussi brefs que possible, sur ces critiques : tout d’abord il semble que le terme d’économie comportementale fasse preuve d’une grande ambiguïté actuellement. L’économie comportementale, qui propose d’étudier et d’anticiper les décisions économiques de leurs agents à la lumière de leur comportement, est la discipline à la base des fameux nudges, ou coups de pouce. Ces nudges consistent à court-circuiter les biais cognitifs dont citoyens et usagers font preuve lorsqu’ils prennent des décisions. Le nudge, pourtant promu par des économistes comportementalistes, ressemble alors plus à un outil de psychologues sociaux destiné à changer les comportements. Il en découle que rien n’est moins bien défini qu’un nudge. Une architecture de choix destinée à engager des salariés dans le choix de cotisations retraite profitables sur le long terme en est un. Des dents de monstre dessinées de chaque côté d’une porte d’une voiture de RER en est prétendument un également… (voir ici). Il en ressort que les nudges semblent avoir dépassés leurs créateurs pour désigner n’importe quelle situation dans

prix nobel 2017

Article de blog : “Prix Nobel 2017 : qu’est-ce que l’économie comportementale ?”

laquelle on tente d’influencer autrui en jouant sur l’environnement de décision. Les critiques formulées par JM Servet dans son livre ne semble se focaliser que sur la résolution de questions de sciences économiques par les économistes comportementalistes, comme le micro-crédit ou la promotion de l’épargne dans les pays pauvres. Jean-Michel Servet aborde très peu l’intérêt des nudges et des sciences comportementales pour des problématiques liées aux usages et habitudes des citoyens en dehors de la sphère financière. Et pour cause, JM Servet est économiste et dénonce l’accaparement des sciences économiques par les économistes comportementalistes. En conclusion, et de manière factuelle, la critique de JM Servet concerne principalement l’implication des économistes comportementalistes dans des questions d’économie financière. Il est très peu évoqué le rôle des nudges et des biais cognitifs pour d’autres disciplines, comme la psychologie sociale. Jean-Michel Servet reste ainsi discret sur l’application des principes d’économie comportementale à ces disciplines (voir toutefois « Les autres disciplines accessoirisées » page 124 ou « Quand l’économie comportementaliste fait son marché en psychologie » page 129).

 

 

LE MANQUE DE CONTEXTUALISATION

D’un point de vue technique, le manque de contextualisation des recherches des économistes comportementalistes ne concernent malheureusement pas que cette discipline, mais est un problème inhérent à la recherche scientifique, où le degré d’expertise de chaque discipline et courant n’a jamais été aussi fort. Si ce reproche n’est pas exclusif à la discipline de l’économie comportementale et est explicable, on peut aisément considérer que le manque de communication entre les économistes comportementalistes et les économistes traditionnels, dénoncé par l’auteur, ne reflète effectivement pas un processus sain de développement de la discipline et ne peut être que contre-productif.

 

 

LES STATISTIQUES AU CŒUR DE LA CRITIQUE

couverture de Nudge

Lien vers l’article de blog “Les nudges, qu’est-ce que c’est ?”

Jean-Michel Servet insiste sur l’importance des critères historiques et culturels dans la compréhension des pratiques économiques locales et la mise en place de politiques adaptées. On ne peut qu’être d’accord avec çà. Les RCTs restent toutefois à mon avis les méthodes expérimentales les plus abouties pour identifier le rôle et l’importance d’un facteur, d’une variable, dans un phénomène d’ordre causal (en calculant par exemple un coefficient de détermination1). Jean-Michel Servet critique le fait que les RCTs ne sont capables d’identifier des facteurs causaux qu’à l’échelle de la population, c’est-à-dire là où la moyenne des échantillons va différer entre groupes contrôles et groupes expérimentaux. C’est effectivement l’objet des expérimentations scientifiques que d’arriver de manière graduelle à l’identification des facteurs impliqués dans un processus. Et si celles-ci ne sont pas capables de rendre compte des détails de l’intégralité d’un mécanisme, notamment au niveau inter-individuel, alors plus d’expérimentations peuvent être nécessaire, notamment en segmentant les échantillons initiaux. Les statistiques à la base des expérimentations scientifiques rendent compte de moyennes, ou médianes, calculées sur des groupes d’individus, et c’est un mauvais procès qui leur est fait de dénoncer cela. En effet, aussi imparfaite que cette méthode puisse être perçue, aucune autre n’est aujourd’hui plus puissante pour expliquer avec certitude la source causale de phénomènes.

 

 

RÉCONCILIER QUANTITATIF & QUALITATIF

Au-delà du tout RCT ou du tout qualitatif, c’est justement en associant RCTs et recherches historiques, culturelles, anthropologiques, qualitatives que l’on peut espérer comprendre au maximum les phénomènes et prendre des dispositions appropriées afin d’agir sur les comportements. Une critique totale des RCTs me paraitrait ainsi excessive. Aussi, et c’est là où les tailles d’effet ont leur importance, ce n’est pas parce qu’une action a une influence statistiquement significative sur les comportements que son rôle est important. Encore faut-il déterminer la part de variation du comportement observé que l’on peut expliquer avec notre facteur explicatif. Si le coefficient de détermination (R²) est faible (et les tailles d’effet des études d’économie comportementale sont souvent très faibles), peu importe que son action soit statistiquement significative, ce facteur ne représente certainement pas un levier d’action pertinent pour agir sur les comportements.

 

 

PROMOUVOIR LE NÉOLIBÉRALISME

Enfin, JM Servet accuse l’économie comportementale de « servir la soupe » du néolibéralisme. Alors qu’elle pourrait contribuer à identifier des politiques globales susceptibles d’affecter des variables économiques, comme la pauvreté, elle se ferait plutôt la caution scientifique et expérimentale de décisions prises à l’aune d’une idéologie : le néolibéralisme. Cette perspective fait référence au paternalisme libertarien que bien des chercheurs de cette discipline critique de manière légitime2. Les recherches des économistes comportementalistes considèrent que les citoyens n’agissent pas de manière rationnelle au niveau économique (rationnel du point de vue néolibéral de la propriété et de la libre concurrence). Ces citoyens devraient ainsi voir leurs comportements corrigés pour améliorer leur condition. C’est un point de vue effectivement très paternaliste dont la finalité consiste, de manière objective, à canaliser les libertés individuelles de manière à correspondre à un idéal néolibéral occidental, dans son idéologie et son fonctionnement. L’absence de contextualisation culturelle empêche ici de considérer que les habitudes observées puissent correspondre à des particularités optimales au niveau local (on parlerait

 

“Les économistes comportementalistes ont-ils intérêt à mordre la main qui les nourrit ?”

 

d’adaptation locale en biologie évolutive) qui sont réellement rationnelles. L’approche de l’économie comportementale consiste seulement à considérer que si les populations-cibles ne se comportent pas de la manière que le néolibéralisme considère comme rationnelle, c’est que ces populations sont victimes de biais cognitifs. Dans le cas de l’épargne, c’est parce que les populations pauvres se comporteraient de manière court-termiste que toute tentative de développement de l’épargne et de la monnaie dématérialisée serait vouée à l’échec. L’importance de la culture, des particularités et de la rationalité locales reste très peu envisagée. Les propos de JM Servet qui consiste à dénoncer la préemption de l’économie comportementale par les gouvernements occidentaux néolibéraux (USA, UK , France et autres…) semblent convaincants. Les présupposés des recherches des économistes comportementalistes relèvent du paternalisme libertarien et veulent uniformiser la gestion des finances des citoyens au sein des populations. Ceci pour une meilleure efficacité de la gestion collective. Il est aisé de voir dans ces démarches une réduction des libertés individuelles là où la prise en compte des préférences, des habitudes et de l’utilité différentielle des comportements de différents groupes de population conduirait à des actions de gestion et d’incitations mieux ciblées et moins contraignantes.

 

 

1ères CONCLUSIONS

En conclusion, les critiques de Servet envers l’économie comportementale nous paraissent justifiées à bien des égards, par exemple au niveau du manque de contextualisation des recherches. Les critiques portant sur le manque de prise de recul ou l’importance démesurée des p-values au détriment des tailles d’effet sont valables pour n’importe quelle discipline scientifique quantitative et nul doute que beaucoup d’efforts sont nécessaires à cet égard.

Toutefois, les critiques de JM Servet à destination des RCTs nous paraissent excessives car nous pensons qu’elles sont encore le moyen le plus performant pour déterminer le rôle causal d’un facteur dans un phénomène. L’approche hypothético-déductive (assimilable à l’approche abductive évoquée page 159) suppose toutefois que les hypothèses testées soient ajustées au fil des expériences, notamment par des considérations empiriques ou culturelles, ce qui est spécifiquement le reproche adressé par JM Servet à l’économie comportementale.

Quant aux liens entre économie comportementale et néolibéralisme, c’est effectivement un des postulats de ce courant idéologique dominant que de considérer la volonté et la motivation personnelles comme le moteur principal de tout changement (avec peu d’étonnement, on retrouve cette philosophie dans la mode des coaches en tout genre, notamment de développement personnel, si présents, si promus et si actifs…). C’est oublier le rôle des facteurs historiques, sociologiques, environnementaux ou sociaux sur les habitudes et les comportements. Il pourrait être opportun pour les économistes comportementalistes de discuter du bien-fondé des politiques financières sociétales que leurs travaux contribuent à mettre en place plutôt que de travailler de manière acharnée sur leurs applications. Cette démarche est, d’après JM Servet, l’apanage des économistes traditionnels, mais les économistes comportementalistes ont-ils intérêt à mordre la main qui les nourrit ?

 

 

CONCLUSION DES CONCLUSIONS

Les critiques adressées par Servet ne nous paraissent ainsi ni dénuée d’intérêt ni complètement à même de sonner le glas de l’approche de l’économie comportementale. La reprise de ses principes montre une efficacité avérée sur les comportements, notamment en psychologie sociale (mais la psychologie sociale a-t-elle besoin de l’économie comportementale, là où l’inverse est indéniable…). Encore faut-il sortir des très marketing nudges et adopter une posture plus pluridisciplinaire et fondée sur des théories et des concepts bien établis, tels que la théorie de l’engagement. Là aussi nous suivrons JM Servet lorsqu’il parle d’accessoirisation des disciplines proches. La psychologie sociale est effectivement utilisée à leur gré par les promoteurs du nudge, souvent de manière inappropriée et plus pour servir de caution scientifique qu’en s’intéressant vraiment aux détails conceptuels qui permettrait d’améliorer l’efficacité des campagnes de prévention ou de promotion des comportements (voir les dents de « monstres » dessinées sur les portes des RER…).

L’ouvrage de JM Servet représente ainsi un contre-poids certain à la mode de l’économie comportementale auquel tout scientifique digne de ce nom et concerné par le sujet devrait accorder une lecture attentive et objective. Si différents courants au sein d’une même discipline sont nécessaires à son développement, la communication entre ces courants est la condition sine qua non et saine pour générer des progrès conceptuels certains. Sans cela, c’est à une bataille de clochers permanente à laquelle il faut s’attendre, les savants redevenant après tout, comme le disait Bachelard, aussi subjectifs et bouffis d’ego que n’importe quel quidam une fois passée la porte de leur laboratoire…

 

1Les RCTs, ou Randomized Controlled Trials, sont des plans expérimentaux consistant à identifier de manière statistique l’influence causale d’une variable sur une autre. De manière générale, les RCTs consistent à mesurer une variable, telle que le taux d’épargne, sur deux groupes d’individus : un groupe auquel on applique la variable dont on suppose qu’elle exerce une influence sur le taux d’épargne, comme la dématérialisation de la monnaie, et un groupe contrôle, ressemblant sociologiquement et numériquement au premier, mais sur lequel aucune intervention spécifique n’est réalisée. Si les deux groupes diffèrent en moyenne et de manière statistiquement significative sur leur taux d’épargne, alors on pourra en conclure que la variable appliquée au premier groupe joue un rôle dont l’importance peut être numériquement estimée via un coefficient de détermination. L’utilisation de groupes placebo en médecine est l’illustration la plus commune du principe des RCTs.

2 Mols et al. (2014) Why a nudge is not enough: a social identity critique of governance by stealth. Eur. J. Polit. Res. 54, 81-98. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1475-6765.12073

 

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À PROPOS DE L’AUTEUR :

Dr. Morgan DAVID   

Ancien chercheur et spécialiste des sciences comportementales, Morgan DAVID a fondé et dirige le cabinet ANALYTICA en France et au Royaume-Uni. ANALYTICA propose de rendre le savoir et les techniques liées au sciences comportementales accessibles pour répondre aux problématiques concrètes des entreprises et organisations. ANALYTICA utilise la manière dont fonctionne notre cerveau afin de proposer de meilleurs produits et services dans différents domaines tels que le marketing, les ventes, la santé, le management, l’innovation publique, etc…

 

 

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